Manifeste 1 (2015)

Tentons d’incarner un peu cette proposition : « Un garçon dans les artères duquel ne coule que de l’art »

     Hier j’ai vu une fille dans le métro, elle est entrée à Madeleine. La trentaine passée, ou la quarantaine venante, elle avait une fraîcheur et des apparats qui tendaient sûrement à la rajeunir. Bras nus qu’elle était, avant son regard ou sa posture, j’étais intrigué par un tatouage qui couvrait tout le haut du bras ; j’ai pensé qu’un ami tatoueur lui avait fait au cours d’une soirée d’ivresse, et son oxydation indiquait quelques années d’existence. Une tige portait quelques feuilles, assez mal dessinées, et de part et d’autre de la tige étaient écrits de manière vague et manuscrite les mots « Pour / Aurore ».

     Sans autre raison que cet accroc, j’ai commencé à penser sa vie et, rapidement, je me suis rendu compte que je pensais le fantasme de la mienne à venir.

     Ce que je veux faire, c’est de l’art. Vague et belle idée.

     Tout type d’art : écrire, filmer, de la musique, du théâtre, monter, photographier.

     Mais uniquement de l’art.

     Parce que je me considère comme gentiment inadapté et vaguement peureux du monde alentour, le concret le vrai le trop réel peut-être, et que je conçois l’art comme ceci : une nécessité absolue dans l’immense corps des pensées et pratiques qui identifient l’humain comme humain, — et cependant, une contingence dans le fonctionnement contemporain du monde qu’il a construit. L’économie, la politique, des blocs massifs de concret dont le social ne peut se passer — parce qu’ils sont les superstructures qui maintiennent les voûtes de nos existences entretissées (le squelette sans lequel notre chair ne serait qu’un tas d’organes informe, pour céder à la métaphore facile).

     POURTANT, l’art puise dans toute cette vie pour advenir.

     POURTANT, les artistes veulent plus ou moins consciemment, plus ou moins directement intervenir sur cette vie aussi, consacrer ses éclats de beauté, plus encore agir sur ses problèmes par la forme détournée de l’agréable ; c’est le roman qui, selon JJR, devait se substituer à la philosophie auprès des masses pour leur communiquer par loisir les idées qu’ils ne savaient acquérir autrement.

     POURTANT enfin, l’art ne peut précisément pas (ou difficilement) se passer de ce système, car il est lui aussi inclus dans les superstructures, et car les matériaux nécessaires à sa mise en forme, autant que sa diffusion sous l’oeil public, sont soumis aux exigences d’une économie industrielle, commerciale, politique aussi.

     Oui, d’accord. Je ne nie rien de cela, pas plus que je ne reproche aux artistes engagés de faire de l’art politique, ni aux artistes conceptuels de faire des oeuvres perplexes, ni aux artistes à succès de faire ce que nombre d’entre nous appellent fort doctement « [art] commercial » (remplacez par « [musique] » ou « [cinéma] » ou « [littérature] ») sans même être capables de le définir, — ni évidemment à la grande majorité des artistes de rechercher une place dans le système qui permettrait de financer leur travail et, au moins, de les faire vivre.

     Sans nier, je prends très personnellement le parti que l’art est une activité détachée du « vrai » monde, de ce monde nécessaire, (je sais que ma vision séparatiste des deux mondes n’existe pas ou, au moins, ne devrait pas exister..), du capitalisme pour cracher le morceau. Voici : je dis capitalisme sur un ton cynique, j’avoue donc avoir bien quelques idées sur ce monde.

     MAIS ces idées, elles sont simples, déjà pensées mille fois, probablement même reconstruites à partir de paroles entendues et prises comptant (car je suis une personne de peu de discernement), d’autres paroles qui m’ont semblé justes, d’idéaux forgés personnellement aussi mais qu’est-ce que ça change.

     MAIS ce monde, je me sens tant incapable d’agir dessus que je préfère m’en abstenir. Ces idées, les appliquer, c’est infiniment trop loin de moi. J’ai jamais été manuel, c’est-à-dire que sur ce monde concret, je peux mettre en branle que dalle. Sur les projections d’imaginaire, par contre, j’y arrive un peu plus, allez savoir.

     MAIS ce monde, j’en ai sûrement peur aussi. Comme le système qui le fait tourner est pour moi inéluctable, inéchangeable (et c’est bien triste d’avoir telle pensée, j’espère donc que d’autres plus manuels que moi ont l’espoir), je préfère cent fois n’avoir aucune prise dans son développement et me cantonner aux choses qui ont le pouvoir de rester belles. C’est ma couardise assumée, celle de faire l’autruche plutôt que d’essayer de faire avancer la monstrueuse machine sur le bon chemin de survie. C’est ma partialité revendiquée, de voir le « monde concret » (qu’est-ce que je veux dire par là, d’ailleurs…) comme une froide extériorité à la gueule moche.

     J’ai d’autant plus de désir à dire cela que je sais que ce projet ne tiendra pas un iota lorsque je voudrai effectivement ne faire que de l’art.

     D’abord, parce que j’ai et aurai besoin de l’argent que distille le système (ça aussi, « système », c’est un gros mot facilement utilisé par ma poire). C’est un peu opportuniste de se nourrir aux mamelles d’une économie à laquelle on refuse tant que possible de contribuer.

     Ensuite, parce que l’art est aussi défini (quoique les définitions oseront varier) par son caractère public ; je pense pour ma part qu’une poésie intime perdue dans un carnet brûlé est de l’art, mais personne d’autre ne le saura que son poète, et il est souvent du désir du poète que de lui donner réalité en la mettant aux yeux du monde, si petit ledit monde soit-il. Or pour le rendre public, aujourd’hui, il faut être mesuré.

     Mesuré par… Le monde donc. Tendons vers une espèce d’objectivité pour faire valoir ça. Qu’on le veuille ou non, on participe au répertoire qui constitue la Culture. – – Et je vous passe les détails que sont d’une part ceux des économies (depuis les majors : labels de musique, boîtes de prod cinéma, maisons d’édition… jusqu’aux indépendants, qui eux aussi pourtant doivent survivre donc miser sur du rentable), Et d’autre part ceux du jugement culturel (les prix des festivals, les légions d’honneur, les revues critiques, les individus critiques).

     Pourtant oui, Justin Bieber c’est de l’art, et oui, Balzac c’est aussi du commerce. Non, Xavier Dolan ne feint pas « évidemment » de n’avoir jamais vu Les Oiseaux pour justifier son originalité face à la ressemblance d’une scène dans des champs de blé. Non, personne n’a le pouvoir de dire qu’un film est « très mauvais », avec une petite voix soufflée bouffie de prétention. Non, une image fictive ne reste pas perpétuellement attachée à des lois morales qui doivent au nom de tous juger de sa qualité ou de sa condamnation : si le viol d’Irreversible ou un maigre travelling dans Kapo (#Rivette) me dérangent, je sors de la salle et je dis ce que j’en pense mais je ne le place pas comme impossibilité morale objective. De toute façon je pense aussi que la morale absolue est une pure incongruité, mais c’est une autre histoire.

     D’accord ! J’imagine qu’il doit bien falloir des instances de jugement ; ne serait-ce que pour maintenir la construction culturelle, hiérarchiser et ordonner, garantir une vision qualitative de l’art. Mais j’ai suffisamment souffert de ce monde que, très personnellement, je trouve ridicule et admirable à la fois (peut-être que si j’avais les capacités de m’ériger en juge à petite-voix-soufflée, je trouverais cela tout à fait légitime). Je créerai avec d’autres, volontiers, mais je préfère voir de moi-même.

     Tout ça pour dire aux gens que j’ai entendu dire à propos de… Birdman par exemple, avec une petite voix soufflée, qu’il était « mauvais » : qu’ils peuvent ré-aspirer leurs mots, les remplacer par une tournure grammaticale exprimant l’opinion et la subjectivité (avec une proposition indépendante incise du type « Pour moi », « À mon goût », ou encore avec une subordonnée conjonctive amorcée par « Je pense que… », « Il me semble que… »). Cela n’enlève rien au fait que j’apprécie ces gens, mais je leur avoue que ce moment de leur personne m’est difficilement tolérable.

     Pour n’en plus dire sur la propre subjectivité de ma démarche, qui par la forme tente de s’imposer comme un discours prescriptif tourné vers le monde entier, c’est aussi assez hypocrite de dire ce que je dis là ; si je n’avais pas aimé ce film, probablement ça ne m’aurait pas dérangé d’entendre « très mauvais » à son égard. De même, si quelqu’un manifeste son enthousiasme pour la musique de Justin Bieber, il y a de fortes chances que j’exprime de la moquerie, spontanément. Mais au fond, en le posant ou même sans y réfléchir, cette moquerie ne sera jamais purement sincère : car j’ai beau ne pas aimer Justin Bieber, il me semble normal et même beau qu’on puisse l’écouter, l’admirer, s’en émouvoir, ne serait-ce qu’un instant, parce que quelles que soient ses volontés (doing music ? or doing money ?), ce qu’il fait, comme cent milliards d’autres, comme nous, c’est quelque chose comme de l’art.

     Alors pardonnez ma couardise et Vivons sous les étoiles ; nous tenterons de vous émouvoir un peu, vous tenterez de nous sauver.

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